Faire une expérience artistique, c’est aussi accepter d’interpréter ce qu’on a sous les yeux en suspendant ses présupposés. Et pour cela, se faire confiance est assez utile.
L’expérience anodine que je vais vous raconter provient d’une visite guidée proposée à un ami et sa conjointe il y a maintenant quelques années. N’étant pas médiateur, trois possibilités s’offraient à moi : lui montrer l’étendue de mon savoir incommensurable (posture descendante), l’emporter dans un élan vital plutôt superficiel (posture ascendante), ou essayer de construire avec lui différentes hypothèses pour trouver du sens (posture horizontale). Le suspense est insoutenable, vous ne vous doutez pas une seconde du chemin retenu, voici donc ce que nous avons parcouru ensemble sans plus attendre.
Nous visitions une exposition réalisée par des artistes qui ne m’intéressaient pas à priori outre mesure. Pour commencer, c’était plutôt de la sculpture, et dans une approche technophile de surcroît. Peu importe, mon pote et sa compagne étaient dispos ce jour là, nous y sommes donc allés.
Et là, juste devant le bâtiment, je me rends compte de ce que disait Bourdieu : la porte a beau faire partie d’une structure transparente en verre, le seuil reste indéniablement présent, surtout symboliquement lorsqu’on souhaite pénétrer dans ce genre d’endroit. En somme, j’étais le bon type pour aller en terre inconnue, et leur ouvrais donc la porte du temple.
A l’intérieur, face aux œuvres, je me rends compte assez sincèrement de mon degré d’ignorance pour oser leur montrer la ridicule étendue de mon savoir. Si je place quelques informations utiles permettant d’éclairer le plus justement possible ce qui est vu, je ne le fais pas à dessein de les surplomber, car je sais que je vais avoir besoin d’eux pour comprendre moi-même les intentions des artistes en prenant le recul nécéssaire. D’ailleurs, que je sache, rares sont les personnes à faire preuve de prosélytisme en inculquant une interprétation au détriment d’une autre dans une institution artistique. La posture descendante est ici mentionnée par souci de faire dialoguer différentes voies possibles.

Le didactisme descendant, assez ennuyeux, c’est ce qu’on vous servait quand on cherchait à vous expliquer quelque chose. Par exemple, L’Armée Assyrienne assiégeant une forteresse, La Tapisserie de Bayeux, sont toutes les deux des œuvres qui tendent à démontrer la supériorité d’un camp sur l’autre (aucun assyrien n’est représenté mort, et la tapisserie témoigne plutôt en la faveur de Guillaume le Conquérant). De la même manière, « La cité idéale » attribuée dans le passé à Piero Dela Francesca est aussi didactique que les deux autres car elle illustre parfaitement ce qu’est la perspective linéaire. Même chose avec l’œuvre de Ron Mueck « A girl », qui renvoie à la modification du rapport d’échelle et donc à la proportionnalité. Parfait à utiliser en cours d’arts plastiques ou de maths, mais moins intéressant en tant qu’œuvre. Ce ne sont pas vraiment des œuvres ouvertes, auxquelles on peut attribuer différentes significations.
Avec mes amis, je ressens également l’impossibilité de jouer sur le sensationnel. Les formes sont assez peu grandiloquentes, ne témoignent pas d’une grande virtuosité, assument la matérialité qui les constitue et ne cherchent pas à tromper les spectateurs. Je ne peux pas leur raconter que les artistes ont pris du LSD pour créer cela, car en plus d’être factuellement faux, c’est incohérent avec leur démarche. Pris en étau, je ne peux pas emporter mes amis dans un élan vital superficiel car la démarche des artistes est plutôt rationnelle. Malgré ça, mes amis sont plutôt séduis par l’imaginaire convoqué, moins intellectuel et plus sensible que je ne le pensais. Les formes leur évoquent une multitude de figures, pleines de délicatesse et de rêveries. Je ne m’y attendais vraiment pas.

Côté posture ascendante, on ira vers la voûte de l’église Saint Ignace de Loyola, réalisée par Andréa Pozzo. Ce trompe l’œil berne les spectateurs, de façon à ce que ces derniers soient emportés vers les cieux en étant incapable de discerner ce qui relève de l’architecture, de la sculpture et de la fresque. Ce type d’œuvre ne cherche pas à développer le discernement des spectateurs, mais plutôt à les aspirer vers un ailleurs plus ou moins mystique ; dans le cas de Jeff Koons on ne peut pas dire que ce soit cela qui domine l’œuvre « Girl with Dolphin and Monkey Triple Popeye », alors que l’indistinction des supports demeure évidente.
En réalité, le sommet de la visite fut lorsque mes amis se sont sentis suffisamment en confiance pour exprimer leurs interprétations, pleines de bon sens et de justesse. Je n’ai pas l’impression d’avoir fourni un travail de médiation particulièrement remarquable, mais je crois avoir été à leur écoute, sécurisant leurs tentatives parfois un peu maladroites, mais toujours pertinentes. Mes amis ont vu juste sans que j’aie besoin de leur expliquer ce qu’ils devaient voir. Nous étions en petit comité, sans une large publicité, ce qui protégeait sans doute la qualité de notre relation.

Lorsque Francis Alys réalise la performance « Le paradoxe de la pratique – Parfois faire quelque chose ne mène à rien », ou lorsque Frederick Wiseman réalise le documentaire « Wellfare », tous les deux ne sont ni dans une posture descendante, ni dans une posture ascendante : ils placent un cadre inédit sur la réalité pour en ouvrir les significations possibles en s’écartant des pré-supposés et des stéréotypes. Alys reproduit un geste anodin à Mexico pour lui attribuer une portée poétique tandis que Wiseman capture des instants qui combinent signification littérale et suggérée. Même chose avec le photographe Armin Linke qui donne à percevoir les alpes en dehors du lien évident au tourisme et complexifie le rapport que nous pouvons avoir avec ce territoire. Je pourrais encore citer l’œuvre de Myriam Lefkowitz « Walk, Hands, Eyes » pour exemplifier de quelles manière une intimité partagée littéralement avec l’artiste permet de percevoir la réalité différemment.
C’est en étant le plus emphatique, le plus à l’écoute des besoins de mes amis que j’ai été le plus exigeant et le plus juste. Je ne les ai pas pris pour des ignorants qui avaient besoin de moi, mais comme des sages capables de m’aider à progresser. Je n’ai pas eu besoin de leur prouver que les formes peuvent être aussi creuses que des discours vains et abscons. Ces artifices n’ont pas été nécessaires car ils ont su voir clairement. Alors oui, il arrive que le problème du public soit le public lui-même, lorsqu’il est impossible à rassurer car nostalgique d’un temps qui n’a jamais existé. Celles et ceux qui restent fascinés par les deux premiers modèles seront sans doute réticents à apprécier le troisième. Le problème de ce public, c’est ce public lui-même, lorsque sous d’apparentes bonnes intentions il recherche à être dominé par une autorité ou à être emporté dans un divertissement distrayant. Si le public n’est pas un minimum en confiance, vis à vis de lui même ou de ses interlocuteurs, alors il ne pourra rien apprécier. Pourtant, le dernier modèle génère bien plus de confiance entre les parties que les deux premiers. Plus que cela, il me semble plus à même de renouveler notre perception de la réalité, loin des stéréotypes.